13
WOLFF but en quantité suffisante pour que se desserrent les liens qui semblaient le ligoter. Il commença même à faire la conversation à Dame Alison, l’épouse du baron des Marches de Wenzelbricht, une brune aux yeux bleus et à la beauté sculpturale, moulée dans une robe de brocart blanc dont le décolleté était si échancré qu’elle aurait dû être satisfaite de l’effet émoustillant qu’il produisait sur les hommes ; pourtant, elle passait son temps à se baisser pour ramasser son éventail qui, comme par un fait exprès, ne cessait de tomber. En d’autres circonstances, Wolff n’eût pas demandé mieux que d’assouvir en sa compagnie sa fringale amoureuse. Cela n’aurait visiblement pas été difficile car elle était flattée de susciter l’intérêt de l’illustre von Wolfram. Elle avait eu vent de la victoire qu’il avait remportée sur von Laksfalk. Mais il ne pouvait détourner sa pensée de Chryséis qui se trouvait sûrement quelque part dans le château. Personne n’avait fait allusion à elle et il n’osait pas aborder ce sujet. La question, cependant, lui brûlait les lèvres.
Bientôt, Kickaha fut à ses côtés : il était temps car Wolff ne pouvait pas rester plus longtemps sourd aux sous-entendus impudiques de son interlocutrice sans l’offenser. Le rouquin avait ramené le mari d’Alison afin de donner à son ami une excuse valable pour prendre congé. Plus tard, il lui expliqua qu’il avait arraché von Wenzelbricht à la compagnie d’une autre dame sous prétexte que sa femme le réclamait. Kickaha et Wolff s’éloignèrent, laissant le baron au cerveau imbibé de bière s’expliquer avec son épouse. Leur conversation promettait d’être intéressante, encore qu’embrouillée puisqu’aucun des deux ne savait exactement ce que lui voulait l’autre.
Wolff fit signe à funem Laksfalk et les trois hommes, les jambes flageolantes, quittèrent la salle. Dès qu’ils furent hors de vue, ils prirent une direction opposée à celle de leur prétendue destination et escaladèrent quatre à quatre un escalier sans que personne les en empêchât. Leurs seules armes étaient des dagues car assister au dîner en armure ou avec une épée eût été considéré comme une insulte. Toutefois, Wolff avait enroulé autour de sa taille, à même la peau, une longue corde qu’il avait détachée des draperies décorant ses appartements et que sa tunique dissimulait.
« J’ai surpris une conversation entre Abiru et son lieutenant Rhamnish », déclara funem Laksfalk. « Ils s’exprimaient en h’vaizhum, la langue des marchands, ne se doutant pas que j’avais voyagé dans la jungle en suivant le fleuve Guzirit. Abiru demandait à Rhamnish s’il avait enfin découvert l’endroit où von Elgers avait caché Chryséis. L’autre lui a répondu qu’il avait bavardé avec les serviteurs et les gardes, et leur avait distribué un peu d’or. La seule chose qu’il avait apprise était que la prisonnière se trouvait dans l’aile est du château. À propos, les gworls sont dans le donjon.
— Pourquoi von Elgers a-t-il agi ainsi ? » murmura Wolff. « Chryséis n’est-elle pas la propriété d’Abiru ?
— Peut-être le baron a-t-il des projets en ce qui la concerne », rétorqua Kickaha. « Si elle est aussi extraordinaire et aussi belle que tu le prétends…
— Il faut absolument la trouver !
— Ne t’excite pas comme cela ! Nous la trouverons.
— Oh ! il y a un garde au fond du hall. Continuons d’avancer. Et titube un peu plus. »
Quand le trio arriva à sa hauteur, la sentinelle baissa sa lance et intima aux visiteurs, sur un ton poli mais ferme, l’ordre de rebrousser chemin : le baron avait interdit sous peine de mort que quiconque pénètre dans cette partie de sa demeure.
« D’accord », balbutia Wolff d’une voix pâteuse. Il amorça un demi-tour mais, soudain, bondit et arracha la lance des mains du soldat. Avant que celui-ci, abasourdi, ait eu le temps de pousser un cri, il se retrouva brutalement plaqué contre la porte, le talon de la lance sur la gorge. Wolff appuya de toutes ses forces. Les yeux du garde s’exorbitèrent, son teint vira au cramoisi, puis bleuit. Une minute plus tard, il s’écroulait, mort.
Le Yidshe traîna le cadavre jusqu’à une petite pièce adjacente. À son retour, il annonça à ses compagnons qu’il l’avait dissimulé derrière un gros coffre.
« Le pauvre ! » s’exclama Kickaha avec bonne humeur. « C’était peut-être un charmant garçon. Mais cela en fera toujours un de moins sur notre chemin si nous devons nous replier en combattant. »
Cependant, le mort ne possédait pas la clé qui ouvrait la porte.
« C’est probablement von Elgers qui la détient », reprit le rouquin. « Et nous allons avoir un mal de chien pour la récupérer. Bon… Jetons toujours un coup d’œil aux environs. »
Sous sa conduite, tout le monde pénétra dans une autre pièce, et les trois compagnons enjambèrent la haute fenêtre ogivale. Au-delà du balcon s’étageaient une série de gargouilles sculptées en forme de têtes de dragons, de monstres et de sangliers. Ces ornements étaient trop espacés pour permettre une ascension de tout repos mais un homme intrépide ou désespéré pouvait les utiliser à cette fin. Quinze mètres au-dessous de Kickaha et de ses amis brillait la surface de l’eau qui remplissait les douves où se reflétait la lueur des torches éclairant le pont-levis. Heureusement, les épais et noirs nuages qui cachaient la lune feraient passer inaperçus les trois alpinistes improvisés.
Kickaha se tourna vers Wolff qui, un pied sur une tête de serpent, se cramponnait des deux mains à une autre gargouille : « Je crois que j’ai oublié de te prévenir que le baron élève des dragons d’eau dans le fossé. Ils ne sont pas très gros, pas plus de six mètres de long, et ils n’ont pas de pattes. Mais ils sont en général mal nourris.
— Il y a des moments où je trouve que ton sens de l’humour verse dans le mauvais goût », lui répondit Wolff avec véhémence. « Continuons ! »
Kickaha s’esclaffa et poursuivit son escalade. Brusquement, il s’immobilisa et dit : « Il y a une fenêtre mais elle est garnie de barreaux. Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un à l’intérieur. Tout est noir. » Et il se remit à grimper. Wolff fit halte pour examiner la fenêtre. La pièce était aussi ténébreuse que l’œil d’un poisson cavernicole. Il allongea le bras entre deux barreaux et tâtonna jusqu’au moment où ses doigts se refermèrent sur une chandelle qu’il entreprit d’extraire avec précaution de sa bobèche.
Un bras passé autour d’un barreau, il fouilla de sa main libre dans la sacoche qui pendait à sa ceinture et contenait des allumettes.
« Qu’est-ce que tu fais ? » s’enquit Kickaha qui le surplombait. Wolff le lui expliqua.
« J’ai appelé Chryséis à deux reprises, Bob. Il n’y a personne à l’intérieur. Pas la peine de perdre notre temps.
— Je tiens à m’en assurer.
— Tu es trop maniaque, tu attaches trop d’attention aux détails. Pour couper un arbre à la hache, il ne faut pas y aller de main morte. Viens ! »
Sans même prendre la peine de répliquer, Wolff gratta l’allumette. Le vent faillit l’éteindre mais il réussit à protéger la flamme. À sa lueur, il constata que la pièce était une chambre à coucher. Et qu’elle était vide.
« Tu es satisfait ? » La voix de Kickaha était plus faible car il avait progressé. « Nous avons encore un espoir : l’échauguette. S’il n’y a personne… Et d’ailleurs, je ne sais pas comment… aouch ! »
Par la suite, Wolff se félicita de son entêtement. Il avait laissé l’allumette brûler presque jusqu’au bout et ne l’avait lâchée que lorsqu’elle avait menacé de lui griller les doigts. À peine Kickaha eut-il poussé cette exclamation étouffée que quelque chose qui tombait heurta Wolff avec tant de violence qu’il eut l’impression d’avoir le bras arraché. Il exhala un grognement faisant écho au cri assourdi qui venait d’en haut et resta à se balancer dans le vide, suspendu par une seule main. Kickaha s’accrocha à lui quelques secondes, frissonna et continua de grimper. Ni l’un ni l’autre ne firent allusion à l’incident mais tous deux savaient que si Wolff n’avait pas fait montre d’une telle obstination, la chute de son ami lui aurait fait perdre l’équilibre. Et il aurait sans doute fait basculer funem Laksfalk qui se trouvait immédiatement au-dessous de lui. L’échauguette en encorbellement était de bonne taille. De la lumière s’échappait de sa fenêtre cruciforme. Le mur sur lequel elle se détachait était dépourvu de gargouilles.
Un grand tapage s’éleva soudain en bas, auquel répondit un bruit de remue-ménage provenant de l’intérieur du château. Wolff s’arrêta pour jeter un coup d’œil sur le pont-levis, persuadé que leur présence avait été remarquée. Mais bien qu’il y eût une foule d’hommes d’armes et d’invités sur le pont et au-delà des fossés, dont beaucoup brandissaient des torches, personne ne levait la tête. Ils avaient plutôt l’air de fouiller les buissons.
Wolff se dit que l’on s’était aperçu de leur disparition et que le corps du garde avait été découvert. Il faudrait effectuer le repli les armes à la main. Mais l’objectif prioritaire était de retrouver Chryséis et de la délivrer. Après, il serait temps de songer à la bataille. « Viens, Bob ! »
Une telle excitation vibrait dans la voix de Kickaha que Wolff devina que son ami avait localisé la dryade. Il se remit à grimper plus vite qu’il n’était raisonnable. Il était obligé de gravir latéralement l’encorbellement car le sous-œuvre de la guérite était en oblique. Kickaha, allongé sur le toit plat de la guérite, se dirigeait en rampant vers le rebord de celui-ci.
« Il faut que tu te suspendes la tête en bas pour regarder par la fenêtre, Bob. Chryséis est là et elle est seule. Malheureusement, cette fenêtre est trop étroite pour qu’on puisse y passer.
Wolff se pencha dans le vide tandis que le rouquin le maintenait par les pieds, faute de quoi il aurait fait le plongeon dans le fossé. À travers l’échancrure de la pierre il vit le visage de Chryséis à l’envers. Elle souriait mais des larmes roulaient le long de ses joues.
Il ne se rappela plus exactement par la suite les paroles qu’ils avaient échangées car il était dans un état d’exaltation fébrile mêlée de frustration et de désespoir. Il aurait pu parler jusqu’à la fin des temps. Il tendit le bras et caressa la main de Chryséis qui s’appuyait de toutes ses forces contre l’ouverture taillée dans la muraille comme pour essayer de passer au travers.
« L’essentiel est que tu saches que nous sommes là, Chryséis. Nous ne repartirons pas sans toi, je te le jure.
— Demande-lui où est la trompe », fit Kickaha.
« Je l’ignore », répondit la dryade qui avait entendu, « mais je crois qu’elle est en la possession de von Elgers.
— Ta-t-il importunée ? » demanda Wolff avec rage.
« Pas jusqu’à présent, mais je ne sais pas dans combien de temps il exigera que je partage son lit. Il se domine uniquement parce qu’il ne veut pas déprécier la marchandise. Il affirme qu’il n’a jamais vu une femme comme moi. »
Wolff lâcha un juron, puis se mit à rire. Cette franchise était naturelle de la part de Chryséis car, dans le Jardin, l’auto-admiration était une attitude couramment admise.
« Pas de bavardages inutiles », fit Kickaha. « Nous aurons le temps de parler quand nous l’aurons délivrée. »
Chryséis répondit aux questions de Wolff le plus succinctement et le plus clairement possible. Elle lui indiqua comment se rendre dans sa chambre. Toutefois, elle ignorait le nombre des sentinelles qui montaient la garde devant sa porte ou qui étaient postées sur le chemin de l’échauguette.
« Je suis au courant de quelque chose que le baron ne sait pas. Il croit qu’Abiru a l’intention de me présenter à von Kranzelkracht. En réalité, son dessein est de gravir le Doozvillnavava pour passer en Atlantide. Alors, il me vendra au Rhadamanthe.
— Il ne te vendra à personne parce que je le tuerai », rétorqua Wolff. « À présent, je dois remonter, Chryséis, mais je reviendrai dès que je le pourrai. Et pas par cet itinéraire ! En attendant, je n’ai qu’une chose à te dire : je t’aime !
— Il y a dix siècles que je n’ai pas entendu ces mots dans la bouche d’un homme ! » s’exclama Chryséis. « Oh ! Robert Wolff, je t’aime ! Mais j’ai peur ! Je…
— Tu n’as aucune raison d’avoir peur de quoi que ce soit. Pas tant que je serai en vie – et je n’ai nulle intention de mourir. »
Wolff pria Kickaha de le hisser sur le toit de la guérite. Lorsqu’il se mit debout, il éprouva un tel vertige qu’il s’en fallut d’un rien qu’il ne tombât car il avait le sang à la tête.
« Funem Laksfalk est déjà en train de redescendre », lui annonça le rouquin. « Je l’ai chargé de s’assurer qu’il était possible de refaire le même chemin dans l’autre sens. Et aussi de s’informer sur la cause de tout ce vacarme.
— C’est peut-être nous qui sommes l’objet de l’agitation, tu ne crois pas ?
— Non. Ils auraient commencé par vérifier que Chryséis est toujours là. »
La descente fut encore plus lente et plus dangereuse que l’avait été la montée mais tout se passa sans incident. Funem Laksfalk les attendait devant la fenêtre à partir de laquelle avait commencé l’escalade.
« Ils ont découvert le cadavre du garde », dit-il. « Mais l’idée ne leur est pas venue que nous ne sommes pas étrangers à sa mort. Les gworls se sont évadés du donjon et ils ont tué un grand nombre de gens dont ils ont pris les armes. Quelques-uns ont réussi à quitter l’enceinte du château mais pas tous. »
Les trois compagnons ne perdirent pas de temps à se mêler à ceux qui participaient aux recherches. Mais ils ne purent emprunter l’escalier donnant accès à la pièce où Chryséis était détenue. Von Elgers avait sans aucun doute pris soin de faire doubler la garde.
Ils rôdèrent pendant plusieurs heures dans le château, se familiarisant avec sa topographie. Bien que le choc causé par l’évasion des gworls eût quelque peu dégrisé les Teutons, ils étaient encore dans un état d’ivresse avancé. Wolff proposa finalement aux deux autres de se réunir pour examiner la situation. Peut-être pourrait-on mettre sur pied un plan ayant des chances de réussite raisonnables.
La pièce qui avait été mise à leur disposition était située au cinquième étage. Elle se trouvait sous l’échauguette où était détenue Chryséis et décalée par rapport à celle-ci. Les trois hommes durent se frayer un passage à travers une foule de gens dont l’haleine empestait la bière et le vin, mal assurés sur leurs jambes. Personne ne pouvait pénétrer dans leur chambre pour la fouiller car ils étaient les seuls, avec le chef de la garde, à en avoir la clé, et ce dernier avait eu bien trop à faire pour perquisitionner. D’ailleurs, comment les gworls auraient-ils pu franchir une porte fermée à double tour ?
Or, dès qu’il eut passé le seuil, Wolff comprit qu’ils avaient quand même réussi à le faire : une odeur de fruits pourris envahit ses narines. Il fit entrer ses compagnons puis fit volte-face, le poignard au poing. Kickaha, les narines dilatées et le regard flamboyant, avait dégainé, lui aussi. Seul funem Laksfalk ne se rendait compte de rien sinon qu’il régnait dans la pièce une odeur déplaisante. Wolff lui chuchota quelque chose à l’oreille et le Yidshe se dirigea vers le mur pour chercher les épées mais il s’arrêta net : le râtelier d’armes était vide. Wolff passa en silence dans la chambre adjacente, suivi de Kickaha qui brandissait une torche. La flamme, soudain vacilla, projetant sur le mur des ombres difformes dont la vue fit sursauter Wolff : il avait cru que c’étaient les gworls. Mais à mesure que la torche avançait, ces ombres s’évanouissaient ou se changeaient en silhouettes innocentes.
« Ils sont là », murmura Wolff. « Ou, en tout cas, ils étaient là il y a très peu de temps. Mais où ont-ils pu passer ? »
Du doigt, Kickaha désigna les rideaux qui dissimulaient la fenêtre. Wolff s’en approcha et se mit à larder à coups de dague les draperies de velours pourpre. La lame ne rencontra que la pierre et Wolff tira les rideaux. Il n’y avait pas trace de gworls.
« Ils sont entrés par la fenêtre », dit le chevalier yidshe. « Mais pourquoi ? »
Le hasard voulut que Wolff levât les yeux à ce moment. Il lâcha un juron et recula pour avertir ses amis mais ceux-ci avaient déjà suivi la direction de son regard. Il y avait deux gworls suspendus la tête en bas, accrochés par les genoux à l’épaisse tringle de fer des rideaux, un long couteau ensanglanté à la main. Et l’un d’eux étreignait également la trompe d’argent.
Dès qu’elles se virent découvertes, les hideuses créatures se laissèrent tomber avec un rapide mouvement du corps qui leur permit d’atterrir sur leurs pieds. Le gworl de droite lança sa jambe en avant : Wolff roula sur le sol, se relevant aussitôt. Le poignard de Kickaha fendit l’air en sifflant mais manqua sa cible. Le gworl visa mieux : sa lame s’enfonça dans le bras du rouquin.
Le couteau de l’acolyte atteignit funem Laksfalk au plexus avec une violence telle que le chevalier se plia en deux et fit un pas en arrière. Quand il se redressa, les autres comprirent pourquoi il n’avait pas été blessé : à travers la déchirure que portait maintenant sa chemise brillait l’acier d’une légère cotte de mailles.
Le gworl qui tenait la trompe avait enjambé le rebord de la fenêtre sans demander son reste, et le second livrait une bataille farouche pour empêcher les trois hommes de passer. Ayant arrêté Wolff d’un coup de poing, il se jeta comme un forcené sur Kickaha en faisant des moulinets avec ses bras pour le repousser. Funem Laksfalk bondit, sa dague à la main, dans l’intention de crever la panse du monstre, mais celui-ci lui happa le poignet. Sous la torsion, le Yidshe exhala un cri de douleur et ses doigts s’écartèrent.
Kickaha, qui était tombé à la renverse, leva une jambe, et son talon s’abattit sur la cheville du gworl qui bascula ! Mais Wolff le saisit à bras-le-corps avant qu’il ait touché le sol et tous deux se mirent à tourner en rond, littéralement soudés l’un à l’autre, chacun cherchant à briser l’échine de l’adversaire et à lui faire un croc-en-jambe. Wolff finit par renverser le gworl et tous deux culbutèrent. Le crâne de la créature sonna contre le mur. Wolff profita de son étourdissement passager pour pousser sa prise au maximum. Mais le gworl était trop puissamment musclé et ses os étaient trop solides : sa colonne vertébrale résista à la clé. Kickaha et funem Laksfalk fondirent sur lui, lui portant plusieurs coups de couteau, et ils auraient continué de le larder ainsi pour essayer de trouver le point vulnérable de son épidémie cartilagineux si Wolff ne leur avait dit d’arrêter.
Il fit un pas en arrière, libérant le gworl qui s’affaissa, perdant son sang, l’œil vitreux, et, se désintéressant momentanément de lui, il se pencha à la fenêtre pour essayer de savoir ce qu’était devenu le monstre à la trompe. Une troupe de cavaliers munis de torches franchissaient le pont-levis qui résonnait sous le martèlement des sabots. On ne voyait que les eaux noires du fossé. Le fugitif était invisible. Wolff se tourna vers sa victime.
« Il s’appelle Diskibibol », annonça Kickaha. « L’autre se nomme Smeel.
— Je ne l’ai pas vu descendre le long de la muraille. Il s’est sûrement noyé. Même s’il savait nager, les dragons d’eau lui auraient réglé son compte. Et il ne sait pas nager. » Kickaha songea à la trompe qui gisait maintenant dans la vase.
« Apparemment, personne ne s’est aperçu de sa chute. Elle est donc à l’abri pour le moment. »
Tout à coup, le gworl parla. Il s’exprimait dans un allemand approximatif, d’une voix rugueuse et gutturale :
« Vous allez mourir, humains. Le Seigneur vaincra. Arwoor est le Seigneur. Il ne peut être défait par des rebuts comme vous. Mais avant de mourir, vous subirez les tortures les plus… les… plus… »
Il fut pris d’une quinte de toux, cracha du sang et se tut définitivement.
« Il vaut mieux se débarrasser de son corps », dit Wolff. « Il serait difficile d’expliquer ce qu’il faisait ici. Et von Elgers risquerait d’établir un rapport entre la disparition de la trompe et la présence des gworls en ce lieu. »
Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Les cavaliers étaient déjà loin : ils galopaient sur le chemin de la ville. Le pont était désert. Rassuré, il souleva le pesant cadavre et le laissa choir dans le vide. Puis, avec l’aide de funem Laksfalk, il pansa le bras de Kickaha et s’employa à faire disparaître les traces du combat.
Alors seulement le chevalier yidshe brisa le silence. Il était pâle et tendu.
« C’était la trompe du Seigneur », fit-il. « J’exige que vous m’expliquiez comment il se fait qu’elle se trouvait là et que vous me disiez quel est votre rôle à tous les deux dans… dans cette apparente profanation.
— L’heure de la vérité a sonné », répondit Kickaha. « Parle-lui, Bob. Pour une fois, je ne me sens pas d’humeur à faire la conversation. »
Wolff s’inquiétait pour son ami : Kickaha, en effet, était livide, et le sang suintait de l’épais bandage qui recouvrait sa blessure. Cependant, il s’exécuta.
Funem Laksfalk l’écouta avec attention, quoiqu’il ne pût s’empêcher de l’interrompre fréquemment pour lui poser des questions et de jurer lorsque le récit de Robert lui paraissait particulièrement stupéfiant.
« Je serais prêt à traiter de mensonge cette histoire d’un autre monde », dit-il quand Wolff eut fini, « si les rabbins ne m’avaient pas déjà affirmé que nos ancêtres et ceux des Teutons venaient effectivement d’un autre monde. En outre, le Livre du Second Exode prétend la même chose. On y lit aussi que le Seigneur a la même origine ! Néanmoins, j’ai toujours pensé qu’il s’agissait là de légendes imaginées par de saints personnages à la cervelle un peu fêlée, mais je n’aurais naturellement jamais eu l’idée de le crier sur les toits, ne tenant pas à être lapidé comme hérétique. De plus, il y avait toujours la possibilité que cela pût quand même être vrai. Et le Seigneur châtie ceux qui le nient. Sur ce point, il n’y a pas de doute à avoir.
» Vous m’avez maintenant placé dans une situation qui est loin d’être enviable. Vous êtes les chevaliers les plus redoutables que j’aie jamais eu le privilège de rencontrer. Des hommes de votre stature ne mentiraient pas, j’en mettrais ma tête à couper. Et votre histoire sonne aussi juste que l’armure de fun Zilberbergl, le grand tueur de dragons. Pourtant, je suis perplexe. » Il hocha la tête. « Vouloir pénétrer dans la citadelle du Seigneur et le combattre en personne ! Cela me remplit d’effroi. Pour la première fois de mon existence, j’avoue, moi, Leyb funem Laksfalk, que j’ai peur !
— Nous sommes prêts à vous délier de votre serment », dit Wolff, « mais nous vous demandons d’être fidèle à la foi jurée. C’est-à-dire de ne souffler mot de notre quête à âme qui vive.
— Je n’ai jamais parlé de vous abandonner », rétorqua le Yidshe avec colère. « Pas tout de suite, en tout cas. Quelque chose m’incite à penser que vous avez peut-être dit vrai. Le Seigneur est omnipotent. Or, vous d’abord, les gworls ensuite, avez eu sa trompe sacrée entre les mains. Et il n’a pas réagi. Peut-être que… »
Wolff répliqua qu’on n’avait pas le temps d’attendre qu’il se décide. Il fallait récupérer la trompe immédiatement pendant qu’on en avait la possibilité. Et délivrer Chryséis à la première occasion.
Sous la conduite de Wolff, les trois hommes passèrent dans une pièce voisine, inoccupée pour l’instant, et se munirent d’épées pour remplacer les leurs que les gworls avaient sans doute jetées dans les douves. Quelques minutes plus tard, ils étaient dehors, feignant de participer à la chasse aux monstres.
La plupart des Teutons avaient renoncé à poursuivre les recherches, et le trio attendit que les derniers attardés eussent à leur tour regagné le château bredouilles pour passer le pont-levis. Deux sentinelles se trouvaient dans le poste de garde extérieur. Heureusement, la guérite était distante d’une centaine de mètres, et ses occupants ne pouvaient voir les ombres pliées en deux de Wolff et de ses deux amis, d’autant qu’ils étaient fort occupés à commenter les événements et à scruter les bois enténébrés.
« La trompe devrait être juste sous notre fenêtre », fit Wolff à voix basse. « Seulement… »
Kickaha le coupa : « Les dragons d’eau ont sans doute emporté les corps de Smeel et de Diskibibol dans leurs tanières. Mais qui sait si d’autres ne sont pas en train de se promener dans les parages ? J’irais bien volontiers, mais ma blessure les attirerait aussitôt.
— Je m’adressais à moi-même », murmura Wolff qui commença à se dévêtir. « Quelle profondeur ont les fossés ?
— Tu le verras bien ! »
Un reflet rougeâtre scintilla, réfléchissant la lumière lointaine des torches qui éclairaient le pont-levis. C’est l’œil d’un animal, se dit Wolff. Brusquement, quelque chose de gluant s’abattit sur lui et ses compagnons, les emprisonnant et les aveuglant. Wolff se débattit farouchement mais en prenant garde à ne pas faire de bruit : quels que fussent les assaillants, il ne tenait aucunement à alerter les gens du château. Toutefois ; il avait la certitude que l’embuscade n’avait pas été dressée à l’intention de ces derniers.
Plus il se débattait, plus le filet se resserrait sur lui, le paralysant. Finalement, il fut réduit à une impuissance totale. Ce ne fut qu’alors qu’une voix s’éleva, grinçante et assourdie. Un couteau trancha les mailles du filet au niveau de son visage. Dans la pénombre, Wolff distingua la silhouette de ses compagnons qui se trouvaient dans la même situation que lui, ainsi qu’une douzaine d’ombres difformes. L’odeur de fruits moisis était épouvantable.
— Je suis Ghaghrill, Zdrrikh’agh d’Abbkmung », fit la voix. « Toi, tu es Wolff, et toi, notre grand ennemi Kickaha. Je ne connais pas le troisième.
— Je suis le baron funem Laksfalk ! Libère-moi et tu verras bien vite si je gagne ou non à être connu, ignoble porc nauséabond !
— Silence ! Nous savons que vous avez massacré deux de mes meilleurs tueurs, Smeel et Diskibibol, encore qu’ils ne fussent pas aussi terribles que cela puisqu’ils se sont laissé vaincre par vous. Nous étions cachés dans les bois et nous avons vu Diskibibol tomber. Nous avons également vu Smeel sauter avec la trompe. » Ghaghrill observa un silence avant de poursuivre : « Wolff, tu vas plonger pour nous la rapporter. Si tu obéis, je te jure sur l’honneur du Seigneur veut aussi Kickaha, mais la trompe est encore plus importante pour lui, et il nous a dit de ne pas le tuer, même importante pour lui et il nous a dit de ne pas le tuer, même si cela nous obligeait à le laisser échapper. Nous obéissons au Seigneur car il est le plus grand d’entre les tueurs.
— Et si je refuse ? Il y a des dragons d’eau dans les douves et plonger, c’est aller à une mort presque certaine.
— Si tu ne plonges pas, ce sera une mort tout à fait certaine. »
Wolff réfléchit. Il reconnaissait qu’il était logique que Ghaghrill l’eût choisi, lui, pour cette tâche. Les gworls ignoraient les tenants et les aboutissants du Yidshe et ne pouvaient, par conséquent, le charger d’aller chercher la trompe : il risquerait de ne pas revenir. Quant à kickaha, c’était un otage précieux qui arrivait immédiatement après l’instrument par ordre d’importance ; en outre, il était blessé, et le sang attirerait les monstres aquatiques. En revanche, s’il avait de l’amitié pour le rouquin, Wolff ne s’enfuirait pas. Certes, les gworls étaient incapables de mesurer avec exactitude la profondeur de ses sentiments.
C’était un risque calculé que Ghaghrill devait prendre.
Une chose était sûre : jamais un gworl ne s’aventurerait en eau profonde si quelqu’un d’autre pouvait le faire à sa place.
« Entendu », dit Wolff. « Déliez-moi et j’irai chercher la trompe. Mais donnez-moi au moins un poignard pour me défendre contre les dragons. » La réponse fut brève : « Non ! »
Il haussa les épaules. Quand il fut délivré du filet qui l’emprisonnait, il se dépouilla de tous ses vêtements à l’exception de sa chemise qui dissimulait la corde enroulée autour de ses reins.
« N’y va pas, Bob ! » lui lança Kickaha. « On ne peut pas avoir plus confiance dans la parole d’un gworl que dans celle de son maître. Quand ils auront la trompe, ils useront de nous selon leur bon plaisir.
— Je n’ai pas le choix. Si je mets la main sur la trompe, je reviendrai. Et si je ne reviens pas, ce sera parce que je serai mort.
— N’importe comment, tu es sûr de mourir. »
Il y eut un bruit mat, le son d’un poing sur la chair. Kickaha poussa un juron étouffé.
« Si tu prononces encore un mot, Kickaha », fit Ghaghrill d’une voix douce, « je te coupe la langue. Cela, le Seigneur ne l’a pas défendu. »